Détail
POETIQUE DE L'ACTEUR Nicole Brenez Pour jouer un rôle de cul-de-jatte dans The Penalty (Wallace Worsley, 1920), Lon Chaney invente un harnais de cuir pour compresser ses jambes : sa colonne vertébrale et ses cuisses privées de circulation restèrent à jamais douloureuses. Pour jouer Le Bossu de Notre-Dame (Wallace Worsley, 1923), Chaney se sert d'un harnais de trente livres qui le maintient voûté et conçut une bosse en caoutchouc qui pèse quarante livres - deux ans plus tard, il ne pouvait pas allonger ses jambes sans grimacer de douleur. La camisole qu'il inventa pour jouer le manchot de L'Inconnu (Tod Browning, 1927) lui rompit les veines. Dans les trois cas, Lon Chaney aurait, en dépit des avertissements médicaux, porté trop longuement les accessoires qui le suppliciaient : le jeu se transforme en performance et le personnage scarifie l'organisme de l'interprète. Sa conscience professionnelle le fit aller tourner dans le froid glacial de Thunder (William Nigh, 1929), une fiction de conducteur de train pris dans une tempête de neige.
Vraies ou fausses, de telles anecdotes rendent hommage à la façon dont Lon Chaney a travaillé son corps comme d'autres auraient travaillé la glaise. Les performances de Chaney s'inscrivent dans cette tradition de dévouement absolu à son art qui mène de Buster Keaton, capable des cascades les plus dangereuses, à Robert De Niro engraissant de 28 kilos pour Raging Bull (Martin Scorsese, 1980). Sur le terrain psychique, on observe des êtres en quête permanente de fantasmagories, de panoplies, d'expériences factices, que parfois il rejouent obsessionnellement et dont parfois ils effacent difficilement les empreintes sur eux-mêmes, à l'instar de Lou Castel marqué à jamais par son rôle d'Alessandro (Les Poings dans les poches, Marco Bellochio, 1965) : " C'est un peu monstrueux : tu as un bout de cinéma en toi et tu le portes toute ta vie ". Quelle est donc cette activité, cette profession, pour laquelle des hommes et des femmes acceptent de s'altérer sans limites ?
Nicole Brenez est ancienne élève de l'Ecole Normale Supérieure, agrégée de Lettres Modernes. Elle enseigne le cinéma à l'Université de Paris I (Sorbonne). Elle est l'auteur, aux Editions Cahiers du cinéma, d'Abel Ferrara, le mal mais sans fleurs (coll. Auteurs), et de Cinémas d'avant-garde (coll. Petits Cahiers).
La Collection 21ème siècle publie de petits livres d'intervention sur la situation contemporaine du cinéma. Les textes sont courts, en forme de plaidoyer pour une idée, une thèse défendue et argumentée de l'ordre de l'affirmation. Il s'agit de diffuser des idées fortes, de susciter des réactions, une incitation à réfléchir sur et avec le cinéma dans l'environnement des Cahiers. Deux titres ont déjà parus : Horizon Cinéma de J.M. Frodon et Virtuel ? de A. Quintana.
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